Dans le cadre de l’exposition En terrain miné, qu’elle organisait à La Vitrine de Mulhouse, Marina Krüger a convié le public à une performance artistique intrigante reposant sur la notion de perte de repères.
L’atelier proposé par la plasticienne récemment diplômée du Quai – l’École supérieure d’art de Mulhouse – intitulé « blind portraits » ou « portraits à l’aveugle » pour les réfractaires à la langue de Shakespeare a interpellé les badauds flânant du côté de l’avenue Kennedy. Sur la petite terrasse improvisée devant la boutique La Vitrine, Marina Krüger attendait bien sagement les quelques curieux venus découvrir ses œuvres exposées à l’intérieur de l’enseigne.
Esquisses à l’état brut
Munie d’un stylo-feutre noir et quelques feuilles blanches, cette dernière a invité les passants à se faire tirer le portrait d’une manière pour le moins déconcertante. Son regard ne quittant pas d’une seule seconde le visage du « modèle », elle ne daigne à aucun moment jeter un bref coup d’œil sur sa feuille pour tenter de corriger d’éventuels écarts de tracé.
« L’intérêt de la démarche artistique à travers mes blind portraits réside dans la perte de repères et la perception brute. L’expérience repose sur l’observation continue du modèle sans aucune correction possible. L’idée m’est venue en reprenant des techniques d’apprentissage de dessin enseignées aux beaux-arts », explique Marina.
« Sortir de ses habitudes, jouer avec ses perceptions, voilà tout l’enjeu de ma démarche », poursuit-elle. « Cela remonte au lycée où j’effectuais des autoportraits instantanés en cours d’arts plastiques. »
Les expériences artistiques rattachées au courant du surréalisme, dont Jean Cocteau et André Breton ont été les maîtres incontestés, s’appliquent à brouiller nos perceptions vis-à-vis de la réalité. « L’artiste londonien Claude Heath utilise des techniques similaires en dessinant des plantes sur du Plexiglas ® au-dessous d’une table afin de se détacher visuellement de son support d’expression. »
Le rapport à l’immédiat et l’expression artistique brute, « à l’aveugle », se retrouvent également dans la littérature à travers la prose spontanée, procédé initié par Jack Kerouac dans le manifeste de la génération beatnik, Sur la route.
Si Marina estime que ses dessins ne relèvent pas de la caricature, on peut supposer qu’inconsciemment, en l’absence de repères visuels, le dessinateur va s’attacher à exacerber certains détails physiques afin que l’on puisse reconnaître le visage du modèle à partir de quelques traits atypiques. « En ce qui me concerne, je retiens en particulier mon piercing sur le nez, mon visage anguleux et la mèche de cheveux sur mon front. »
Depuis 2007, elle a accumulé plus de 1000 portraits qu’elle a exposés notamment à la médiathèque de Guebwiller en novembre dernier. Elle en fait également des produits dérivés tels que des badges, des portraits sur verre, des collages ou encore des autocollants vinyles proposés à la vente.
Une expérience interactive
Plus déstabilisant encore, après avoir fini son croquis, Marina demande à son tour à la personne lui ayant servi de modèle de lui tirer le portrait. « À ce moment-là, la plupart des participants sont réticents, voire refusent catégoriquement. Mais certains se laissent prendre au jeu et ironisent sur leurs performances qu’ils estiment déplorables. D’autres ont parfois même de bonnes surprises ! La plupart du temps, ils sont troublés de ne pas pouvoir remettre les éléments du visage au bon endroit, mais le format A4 de la feuille leur permet de garder quelques repères du point de vue des proportions du visage. »
L’interaction et la réciprocité entre l’artiste et les participants sont deux aspects primordiaux dans l’art selon Marina Krüger. La dimension ludique apporte beaucoup aux jeunes lors de ses interventions en milieu scolaire, en particulier dans les établissements de placement éducatif où les enfants ont tendance à se replier sur eux-mêmes éprouvant des difficultés à communiquer.
Marina Krüger travaille sur la perte de repères et la perception brute. Photo Darek Szuster
(article paru dans le quotidien L’Alsace le 25/08/2012 par Amaury Wasner • www.lalsace.fr)
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