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Mulhouse, premier cluster français et ville où la culture s’est arrêtée… avant de se réinvente

« Un an de culture confinée » (3/12).

Première grande ville touchée par l’apparition du Covid-19 il y a près d’un an, la cité industrielle a cherché dans la solidarité des parades à la morosité.

Mardi 10 mars 2020. Au Gambrinus, rue des Franciscains, à Mulhouse – 750 hectolitres de bière par an –, un duo rock’n’roll garage trash dano-brésilien, The Courettes, donne concert. Le bar dégueule de monde sur le pavé glissant. Comme d’habitude ? Ce sera le dernier soir des temps d’insouciance. Une semaine plus tôt, la ville s’est découvert une église évangélique dont elle ignorait tout et un cluster qui va faire d’elle le Wuhan français.

Déjà, vendredi 6 mars, madame la maire, Michèle Lutz (Les Républicains), a fait fermer les lieux culturels dont elle a la charge. Restaient les bars. Quelques jours avant le reste du pays, la métropole du Haut-Rhin va finalement tirer le rideau. Désormais les nuits (et les jours) ici ne seront plus animées que par le ballet des hélicoptères. C’est ce qui, aujourd’hui, revient en permanence dans les souvenirs des habitants : le silence haché par le bruit incessant des pales.

Mulhouse, 110 000 habitants, le double pour l’agglomération. Ville cosmopolite et jeune (la plus jeune de France), paysage postindustriel – mines de potasse, textile, automobile – où se tissèrent de grandes fortunes et des migrations de misère. Il en reste des carcasses en briques, des cheminées éteintes et, à proximité de la Suisse, de grandes disparités sociales. Et puis, en avant-première, le confinement.

« Imaginez : trente danseurs enfermés dans des appartements… Ce sont des tigres en cage, se rappelle Bruno Bouché, le jeune directeur artistique du ballet de l’Opéra national du Rhin. Et, pour ces sportifs de haut niveau, une semaine de vacances, c’est quinze jours à trois semaines pour retrouver la forme. » Premiers à fermer, premiers à se retrouver, les danseurs vont s’appliquer en mai, dès que cela sera possible, des protocoles drastiques pour refouler les parquets de danse.

« On désinfectait les barres, le sol, tout… Chaque danseur avait ses propres affaires dans un sac en plastique,raconte Bruno Bouché. En l’absence de directive du ministère de la culture, on s’est basé sur des protocoles du ministère des sports. On a fait venir des médecins. Et ainsi on a commencé à pouvoir faire des répétitions. » Et, depuis septembre 2020, tous les lundis, un laboratoire vient faire faire un test PCR aux trente-deux danseurs. « Bon, aujourd’hui, ça va mieux, le protocole a changé, on ne fait plus qu’une seule narine », souffle Bruno Bouché derrière son masque.

L’imagination refleurit

Confinement, déconfinement, jauges réduites, reconfinement, couvre-feu… Ce jeu de « stop and go », comme on dit au football américain, va marquer l’année 2020. A Mulhouse comme ailleurs, chacun cherche à y répondre avec les moyens du bord.

Ici, c’est un bailleur social qui fait jouer sous les balcons un musicien d’origine réunionnaise, Olivier Mounoussamy (« Ma compagne est de Bergame, et moi d’ici. On s’est demandé si on portait la poisse. »). Au milieu des barres de la cité des Coteaux, l’antenne sociale de quartier, forcée d’annuler le festival Musaïka, monte une série de concerts plus modestes, avec groupes locaux et merguez. « On a repris un peu vie », dit en souriant Laetitia Joly, qui se démène pour essayer de faire vivre culturellement ce quartier populaire.

A Kingersheim, Philippe Schlienger a maintenu Momix, le festival international jeune public qui fêtait en janvier son 30e anniversaire… Mais sans ses 20 000 spectateurs. Uniquement pour les programmateurs, de manière à donner du grain à moudre aux compagnies, comme l’y autorise la loi. Casquette vissée sur le crâne, ce fils de mineur raconte en souriant les tracas kafkaïens de son acte « militant » : comme le festival utilise d’autres lieux que des salles de spectacle, il faut en effet une autorisation pour recevoir du public. Réponse du fonctionnaire :

« Je ne peux pas, puisque vous n’êtes pas autorisés à recevoir du public.

– Mais ce ne sera pas du public…

– Dans ce cas, c’est une réunion ? »

Ubu roi.

Quand la machine se grippe, l’imagination refleurit. A l’initiative d’Audrey Gentner, une conteuse, se créent « Les Gens du jardin » : on s’y invite pour de mini-événements pendant l’été, chez les uns, chez les autres… petites formes ou concerts. Nicolas Jeanniard y fait ainsi venir Long Tall Jefferson, un folkeux suisse, ou Stanley Brinks (André Herman Düne). « Ça faisait du bien à tout le monde, raconte-t-il. Chacun ramenait son gobelet. On payait les groupes au chapeau, ils étaient hébergés. Au fond, on retrouvait la fraîcheur d’un truc à l’ancienne. » Les plaisirs de l’underground. « Le premier capital culturel d’un territoire, c’est ses habitants, pas ses outils », souffle Jean-Damien Collin, qui dirige aujourd’hui la délégation Grand-Est de la Fondation de France.

Frédéric Rémy, directeur du festival Scènes de rue : « Une société ne peut pas vivre uniquement dans son domicile, son travail ou son commerce »

« Une société ne peut pas vivre uniquement dans son domicile, son travail ou son commerce », fait remarquer Frédéric Rémy, qui dirige, depuis 2007, le festival Scènes de rue à Mulhouse. Le Marseillais, également directeur du très puissant festival des arts de la rue d’Aurillac, qui, lui, n’a pas pu avoir lieu, a réussi à maintenir Scènes de rue en le repoussant et en réduisant la voilure.

« Ici, la maladie avait touché les gens de manière très directe. Mais il y avait aussi le sentiment qu’il fallait retourner sur les places, retrouver un peu de collectif après la vague. On a fait notre métier, on a présenté des spectacles… Mais on a aussi mis des barrières, on a fermé l’espace public, regrette-t-il. Après les attentats de 2015 et Vigipirate qui ont rendu plus compliqué l’accès à la rue, cet espace éminemment politique, 2020 a été révélatrice sur ce point : il nous faut reconquérir cette liberté d’évoluer. »

Effets positifs

Mais, paradoxalement, la mise sous cloche de la culture n’a pas eu que des effets néfastes. Et pas seulement parce que, financièrement, le résultat est loin de la catastrophe annoncée.

Si l’on en croit la plasticienne Anne-Sophie Tschiegg (« En ce moment, les gens mettent du blé dans l’art, ils redécorent leurs appartements. J’ai fait une expo en Allemagne, j’ai tout vendu. ») ou le libraire de 47° Nord, Frédéric Versolato, qui annonce un chiffre d’affaires en 2020 supérieur à 2019 : « On a connu un mois de novembre 2020 extravagant et, en décembre, on a atteint des sommets fabuleux. Un moment frénétique et bizarre. Les gens se sont montrés solidaires. On a vu de nouvelles têtes arriver. J’ai l’impression que ça a poussé à la lecture. La librairie, c’était aussi un des seuls endroits où l’on pouvait se retrouver. »

Non, le plus intéressant est de découvrir que la pandémie, en rompant les habitudes, en décalant les réflexes, a pu avoir des effets positifs, voire servir de déclencheur.

Philippe Schweyer partage un appartement avec deux illustratrices, un photographe et une journaliste, dans un vieil immeuble bourgeois de la rue Gutenberg. Gutenberg, ça lui va bien. Lui, dont le métier de base est la communication, a publié une vingtaine de livres pendant le confinement. « Agréable de découvrir qu’éditeur je pouvais ne faire que ça », sourit-il. Ainsi, lui, qui en temps normal vit des recettes publicitaires de son magazine culturel gratuit, Novo, et de ses travaux de communication, a changé sa société, Médiapop, de code APE pour l’Insee. D’agence de pub, elle est passée à la catégorie « édition de livres ». « L’effet du confinement, c’est que la com’ s’est arrêtée. Mon chiffre d’affaires a chuté de manière catastrophique. Dans le même temps, je n’ai jamais autant vendu de livres. »

Cinq mille exemplaires de Déjeuner chez Jojo, un livre de recettes signé Johanna Kaufmann ; 2 000 de l’hommage de Dominique A à Philippe Pascal, le chanteur du groupe Marquis de Sade. « Ça ne m’était jamais arrivé, remarque-t-il en souriant. Le deuxième effet Kiss Cool, c’est que, alors que les banques refusaient toujours mes demandes d’emprunts, là, l’Etat m’a prêté 56 000 euros. » Effet d’aubaine. Lui qui fait tout par lui-même, rédacteur, comptable, magasinier, va pour la première fois cette année acheter des droits à l’université du Texas : une correspondance de Sam Shepard qu’il fait traduire.

« Un lieu de refuge familial »

En ce mois de février, une neige gelée recouvre la ville. Du haut des immenses ateliers en briques laissés à l’abandon par l’entreprise textile DMC, on aperçoit, au nord, le ballon des Vosges et, à l’est, la forêt noire. Neuf mille personnes embauchaient ici autrefois. Ils ne sont plus que 150 à fabriquer dans un coin du site des échevettes de fils. Depuis 2013, Motoco (pour More to come – « plus à venir »), un « lieu de production artistique », occupe l’une de ces impressionnantes friches.

A l’origine, un Bâlois, Mischa Schaub, fondateur d’une école de design, HyperWerk, a convaincu le maire de Mulhouse de leur donner les clés sur un modèle simple : on prend un des bâtiments, on pose des artistes dedans, ils vous inventent le monde postindustriel de demain et, dans vingt ans, par capillarité, tout DMC est occupé… La grande utopie anarchiste va se traduire par de grosses fêtes, l’absence de mises aux normes et des sueurs froides du préfet.

Un an plus tard, Martine Zussy, conseil en projet, est appelée pour un audit. Elle en prend finalement la direction, crée un tour de table avec les nouveaux capitaines d’industrie de la ville, utilise le rez-de-chaussée pour des événements qui aident à financer le tout et structure les ateliers ; 140 artistes ; 25 euros le mètre carré.

Martine Zussy, directrice de Motoco : « Mulhouse a l’énergie de la pauvreté »

Il gèle à pierre fendre ce matin-là mais, dans les ateliers, collés à leurs chauffages électriques de fortune, peintres, designers, graphistes, architectes, sérigraphistes regardent l’année passée avec philosophie. « Le premier confinement, on s’est demandé quoi inventer de ce quotidien confiné. On était suroxygénés. Le deuxième, ce n’est pas pareil, on sature, témoigne Anne-Sophie Tschiegg, qui a son atelier à Motoco depuis trois ans. Reste qu’ici c’est une espèce de kibboutz où on peut travailler jusqu’à 23 heures et sauter habillés en kangourous. »

Certes, ils n’ont pas pu tenir leurs portes ouvertes et le célèbre bal masqué qui, chaque année, les prolonge. Certes, la petite centaine d’événements par an qui occupaient le rez-de-chaussée n’ont pas eu lieu. Mais Motoco est devenu plus que jamais leur point de ralliement. « On a créé un magasin gratuit alimentaire, on a autorisé ceux qui le voulaient à dormir éventuellement ici, c’est devenu un lieu de refuge familial », raconte Martine Zussy, « maman, patronne et pote » de cette drôle de bande, alors qu’une petite table s’est improvisée pour déjeuner dans l’atelier d’Alexandra Weisbeck, 47 ans, cheveux de jais et piercing sous la lèvre, qui fut de toutes les aventures underground de la ville ces trente dernières années.

Pour lutter contre la morosité et la solitude, cette dernière a ouvert cet été Chez ta mère, une guinguette éphémère derrière le bâtiment. Succès. « La ville a l’énergie de la pauvreté », sourit Martine Zussy, qui joue les facilitatrices avec le monde extérieur, en trouvant des débouchés à ses artistes (participation à la réfection de l’ancien hôtel du Musée, un parking, un immeuble… un projet de prototype d’automobile électrique.)

Conjurer le passé

Energie de la pauvreté ? C’est le paradoxe de « Mulhouse la lose, Mulhouse la bouse »,autodénigrement cathartique qu’on vous répète régulièrement. La ville a longtemps souffert d’une image de bout du monde. Moins touristique que Colmar et ses vignes, moins riche et hype que Bâle de l’autre côté de la frontière suisse, moins conviviale que Fribourg, sa voisine allemande, la ville, berceau de dynasties industrielles qui avaient installé leurs usines polluantes au centre et leurs villas flamboyantes au grand air, sur les hauteurs du Rebberg, cherche désespérément à conjurer ce passé.

Michel Samuel-Weis, fils de notable et collectionneur notable, y a beaucoup œuvré. Adjoint à la culture pendant plus de trente ans, aux côtés de Jean-Marie Bockel (PS rallié à Sarkozy) puis des maires de droite Jean Rottner et Michèle Lutz , il a imprimé sur la ville ses prétentions architecturales et son appétence pour l’art contemporain. Ainsi de la sémillante Kunsthalle ou de La Filature, monumental paquebot signé Claude Vasconi (architecte de l’ancien centre commercial du Forum des Halles, à Paris), salle labellisée scène nationale dont les 1 200 places, pour une ville de 110 000 habitants, pourraient paraître un rien disproportionnées.

« Un plateau de 30 mètres par 30 mètres qui autorise tout. Et une fosse qui permettrait de programmer un Wagner sans problème,s’émerveille son directeur, Benoît André, arrivé de Chaillot deux mois à peine avant la crise. C’est rarissime ! » Quarante salariés, un budget de 5,3 millions d’euros… « Dans ma vie, de la part des élus, j’ai plus souvent entendu une critique de l’élitisme. Là, on me demande de maintenir La Filature en première position », se félicite-t-il, conscient néanmoins que « toute une partie de la population pense que ce n’est pas pour elle ».

« Une ville exemplaire »

Ce n’est pas un hasard s’il a ouvert sa première saison en septembre 2020 (pour la refermer presque aussitôt) par des Lettres à ma ville,lues par Abd al Malik, à partir de lettres de Mulhousiens. « Sur la question de la réouverture, j’ai été très prudent. Ici c’est un discours qu’on ne peut pas tenir avec légèreté, confie le directeur. Je suis Lyonnais. Quand je parle avec ma famille, j’ai l’impression qu’on n’a pas vécu la même chose. La ronde des hélicoptères revenait dans une lettre sur deux… Après le confinement, la moitié des gens m’ont dit : “Si vous me forcez à porter un masque, je ne viendrai pas”, l’autre affirmait : “Si vous ne forcez pas les gens à porter un masque, je ne viendrai pas.” »

Pour bien faire, Benoît André aimerait positionner La Filature comme « théâtre test » pour des expérimentations sanitaires sur la transmission du Covid-19. Il a appelé en ce sens Jean Rottner, l’ancien maire, aujourd’hui à la tête de la région, et ex-médecin urgentiste en première ligne sur le sujet. « Ça aurait de la gueule : faire de Mulhouse une ville exemplaire pour la sortie de crise. »

Jean-Pierre Héro, patron du Gambrinus : « S’il y a une chose qui m’inquiète, c’est celle-là : la sortie de crise. Ça va être compliqué »

En attendant des jours meilleurs, au Gambrinus, rue des Franciscains, Jean-Pierre Héro installe de nouvelles tireuses pour sa bière. « Il y a des gens à plaindre, ce n’est pas nous. Entre les deux confinements, on a fait 30 % de plus par rapport à l’année précédente. C’était à la limite du supportable. Ici, on est aux premières loges pour soutenir les gens, après ce qu’ils ont subi. Entre ceux qui n’ont pas pu partir au bled, et ceux qui étaient restés cloîtrés chez eux, c’était assez excité. J’ai dû faire le flic pendant tout l’été. S’il y a une chose qui m’inquiète, c’est celle-là : la sortie de crise. »

Quartier Wagner, entre le dépôt des trams et le commissariat de police tout bleu qui occupe l’ancien terrain vague, le Noumatrouff dresse toujours ses murs noirs et graffités. Ouverte en 1992, la salle de concerts fait partie de la première génération des SMAC (Scènes de musiques actuelles).

« Des lieux comme nous, on se doit de ne pas flancher. Le maintien des subventions fait que la structure n’est pas en danger… Ce qui va rester, c’est la trouille », glisse son directeur, Olivier Diertelen. « En alsacien, Noumatrouff, cela veut dire : “Vas -y ! Mets la gomme !”, explique-t-il. Un jour, quelqu’un a dit : “Si James Brown avait habité à Mulhouse, il aurait écrit Noumatrouff, et pas Get Up !” » On lève l’oreille. Les pales d’un hélicoptère dans le lointain.

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